1969 : Un automne de revendications à l'Université Laurentienne
Fondée en 1960 grâce à la charte de l’Université de Sudbury (1957), l’Université Laurentienne est en pleine croissance au cours de la décennie qui s’achève, passant de 183 étudiants en 1960-1961 à 1 500 en 1968-1969. Cependant, entre 1967 et 1969, des tensions se font sentir entre le corps professoral et l’administration, en particulier en ce qui a trait aux échelles salariales. Pour protester, en avril 1969, les professeurs ont recours à des moyens de pression en refusant de rendre leurs notes finales.
La Troupe universitaire en 1969-1970
Septembre 1969
La réputation de la Troupe universitaire est excellente et elle vient de remporter au Festival Quonta (Northern Ontario Drama Festival) à North Bay, le 13 mars 1969, le prix de la meilleure présentation d’une pièce écrite par un Canadien, Les louis d’or de Robert Gurik. Ce prix lui a permis de participer au Dominion Drama Festival ou Festival d’art dramatique à Kelowna en Colombie-Britannique du 19 au 24 mai 1969 puisque depuis quelques années, le festival faisait une place plus grande aux pièces canadiennes. La pièce présentée par La Troupe était d’ailleurs la seule pièce « canadienne » et l’une des deux pièces francophones de la compétition. [3]
Selon Hélène Dennie, membre de La Troupe et signataire de l’article dans Le Lambda, on sentait une nouvelle tendance au DDF ou Dominion Drama Festival, soit celle du théâtre expérimental, et on parle maintenant de « happening » plutôt que de pièces de répertoire : « Le théâtre aujourd’hui, il me semble, est beaucoup plus un “happening” qu’il ne l’était auparavant : mais un “happening” qui[,] en stimulant les sens, stimule à la fois la conscience et la connaissance de son entourage et de soi-même. » [4]
À la rentrée universitaire en septembre 1969, la troupe de théâtre de l’université lance un appel pour recruter des membres et elle annonce « un programme ambitieux » [5] pour l’année universitaire avec la présentation de deux pièces : une pièce canadienne-française à la première session et une pièce dirigée par un metteur en scène professionnel en prévision de sa participation au festival Quonta au printemps. De plus, des ateliers auront lieu chaque semaine.
Fernand Dorais à la direction de La Troupe
Cependant, deux membres – le président Jacques Albert et celui qui devait animer ses ateliers, Réal Brisson – viennent de quitter La Troupe qui sera dès lors dirigée par le professeur de littérature Fernand Dorais, s.j., nouvellement arrivé au Département de français.
Le père Dorais adopte une approche fort différente de ce qu’a connu la troupe de théâtre et oriente le projet vers « une exploration théâtrale plus personnelle » :
« Dès cette première rencontre, Fernand […] nous propose une nouvelle direction basée sur une exploration théâtrale plus personnelle plutôt que sur la présentation d’une pièce du répertoire traditionnel. Cette exploration nous amènerait surtout à nous connaître nous-mêmes dans une dynamique de groupe. » [6]
Denis St-Jules
Chaque semaine, les membres de La Troupe se rencontrent, discutent et improvisent.
Janvier 1970
Au début du projet, il n’était pas question d’une présentation du résultat de ces improvisations devant public, mais petit à petit l’idée fait son chemin et le Happening ontarien sera présenté au Grand Salon, avec pour objectif de s’exprimer certes, mais aussi d’amasser suffisamment d’argent pour aller voir Hair à Toronto, la comédie musicale dont tout le monde parlait.
Promotion du H.O. ou Happening ontarien
15 janvier 1970
Dès le 15 janvier, on commence à faire la promotion de la pièce H.O. ou « Happening Ontarien d’expression française ». Le Lambda le présente comme un « spectacle d’un genre tout nouveau. […] Le Happening, c’est une expression spontanée, un débordement, une explosion de sentiments et d’idées, de paroles et d’actions chez les acteurs eux-mêmes, explosion qui veut aussi englober l’auditoire l’entraîner à une participation complète, l’immerger totalement dans une ambiance créatrice. » [13]
Une entrevue avec Fernand Dorais
22 janvier 1970
À la veille de la première représentation, Le Lambda propose une entrevue avec Fernand Dorais, le directeur de La Troupe.
Présentation du H.O. au Grand Salon
[14] Photo Happening FO, Photo : Roger Régimbal. Collection privée (Anita Brunet). À l'arrière : Hélène Gravel (?), Denis St-Jules, Danielle Talbot ; au centre : Yvon Besner, Anita Brunet ; à l'avant (de dos) : Jacques Albert, Suzanne Provencher.
23 et 24 janvier 1970
Le Happening ontarien est donc présenté au Grand Salon de l’Université Laurentienne le vendredi 23 et le samedi 24 janvier 1970. Très peu de choses subsistent de cette expérience ou de ces deux spectacles – puisqu’il s’agissait d’improvisations, aucun texte n’a été conservé –, si ce n’est quelques photographies, des articles dans le journal Le Voyageur et dans le journal des étudiants francophones Le Lambda, de même que le souvenir de certains membres de La Troupe.
À quoi pouvait donc ressembler ce happening ?
Réception critique du Happening ontarien
Quel sens fallait-il donner à ce Happening ontarien, à cette expérience de théâtre inédite ?
« Le père Dorais expliquait comme suit le sens de ce Happening Ontarien : “découvrir un climat de fraternité qui, au-delà de toutes nos prétentions et caprices, nous montrera l’immense besoin que nous avons des autres”. » [20]
La réception critique souligne l’originalité de la démarche et se montre enthousiaste : « Du théâtre pas comme les autres » titrait le journal Le Voyageur du 28 janvier 1970 ; « Un succès », pouvait-on lire dans Le Lambda du 29 janvier 1970.
Ce qu'il reste du Happening ontarien…
Cette expérience collective a non seulement réorienté la pratique du théâtre au sein de La Troupe universitaire – comme en témoignera Moé, j’viens du Nord, ‘stie l’année suivante –, mais elle a profondément marqué les jeunes qui ont participé au projet.
« […] j’ai toujours eu l’impression qu’il y avait là quelque chose d’important, que c’était un point tournant non seulement pour la Troupe mais pour nous, les étudiant/es francophones, une création qui venait de nous, de notre vécu, de nos aspirations. Qui était encouragée pleinement par Dorais. À cet égard, je me demande souvent comment le Happening n’a pas mérité une place plus importante dans la transmission et la reconnaissance de l’importance de cette époque pour la vie culturelle collective que nous célébrons aujourd’hui. » [21]
Clarissa Lassaline
« [L]e Happening ontarien a été le début d’une prise de conscience. Je demeure convaincue que le Happening ontarien a été le début d’un cheminement pour les jeunes Franco-Ontariens qui y ont participé et qui, comme Denis St-Jules et Marie-Élisabeth Brunet, sont devenus des leaders dans la communauté francophone. Le Happening ontarien nous a appris que nous pouvions exprimer nos frustrations et nos idées en français, en Ontario. » [22]
Anita Brunet
À leur façon, ces jeunes vibraient au diapason de l’Amérique contre-culturelle. Yvon Besner raconte que « le Happening c’était pas un gros show mais ce [dont] je me souviens, puis tout le monde en parle, c’est notre voyage à Toronto pour aller voir Hair. » [23] En fait, selon Anita Brunet, « sans le happening, Moi j’viens du nord ne serait pas arrivé. » [24]
Collection privée. Photo: Roger Régimbal. De gauche à droite, debouts : Jacques Albert, Suzanne Provencher, Clarissa Lassaline, Robert Arseneault, Conrad Morin, Marie-Élisabeth Brunet, Denis St-Jules, Fernand Dorais, Anita Brunet, Yvon Besner, Danièle Talbot, Francine Ouellette ; à genoux : Marie Cazabon, Robert Renaud, [Hélène Gravel?]